L’Empire d’Alexandre : un État en création permanente
Jusqu’à l’Indus, Alexandre avait organisé toutes les provinces en satrapies, avec un chef civil indigène, un chef militaire macédonien, et une garnison mi-partie de Grecs et de barbares. Ainsi venait-il de faire encore dans le Paropamisos, et cette satrapie de l’Inde intérieure avait donné à son empire la formidable barrière de l’Afghanistan actuel.
Entre l’Indus et l’Hyphase, il avait changé de système, laissant aux peuples leurs gouvernements nationaux, il n’avait demandé aux princes que d’être ses alliés et de lui payer un léger tribut. (1)
Les contingents macédoniens d’occupation se limitent souvent aux quelques dizaines d’hommes de la garde du satrape ou de l’episkopos, et le maintien de l’ordre est généralement confié aux mercenaires grecs et balkaniques. (2)
Un État itinérant
L’entrée d’Alexandre le Grand dans Babylone [détail]
Charles Le Brun – Musée du Louvre
Les satrapes macédoniens disposèrent donc de pouvoirs étendus. Comment concilier ce fait avec le désir avéré du roi de conserver un pouvoir total ? La raison essentielle en est sans doute que pour Alexandre le problème ne se posait pas en des termes juridiques et institutionnels.
Tout d’abord, il savait bien que, dans le contexte de la conquête, une réorganisation des pouvoirs satrapiques ne pouvait pas constituer une mesure propre à elle seule, à lui assurer la loyauté indéfectible de ses subordonnés.
L’empire d’Alexandre est un État en création permanente ; c’est un État itinérant au gré des déplacements de l’armée de conquête. Tel est bien le point important : plus que l’existence (ou l’absence) de structures intermédiaires de contrôle, c’est la présence (ou l’absence) du le personne du roi qui conduit certains satrapes à obéir ou à se révolter. (3)
Des satrapes très indépendants
Depuis 330, Alexandre n’avait pu surveiller l’administration des provinces occidentales. De loin en loin, il faisait connaître ses besoins en hommes, en bêtes, en matériel. Pour le reste, la lenteur des communications, souvent interrompues l’hiver obligeait les satrapes à régler eux-mêmes les affaires courantes, quitte à rendre compte ensuite. (2)
Tout s’ordonne autour de la personne du roi
À son départ pour l’Inde, Alexandre n’a laissé derrière lui aucun vice-roi ni aucun « premier ministre » chargé de surveiller les satrapes ou de punir leurs erreurs et leurs exactions. Il dirige les affaires avec un petit nombre d’hommes, dont quelques uns seulement portent un titre : le Grec Eumène de Kardia est l’archichancelier ; Héphestion le meilleur ami du roi a recueilli le titre achéménide de chiliarque ; Harpale est chargé des finances. Mais ces titres n’ont pas en eux-mêmes un contenu très précis, autre que celui que le roi veut bien leur donner, à tel ou tel moment.(…)
On voit bien, dès lors, où se situe la principale fragilité de toute l’œuvre de conquête : même à l’intérieur des pays d’administration directe, l’unité de l’empire est une notion qui tient uniquement, ou presque, à la personne du roi. La réaction de nombre de satrapes ou d’administrateurs (exaction et fuite du trésorier Harpale en 325) pendant l’absence du roi laissait mal augurer de ce que pourrait devenir l’empire après la disparition du conquérant. (3)
Aristote, interprété par Anthony Hopkins dans le film Alexandre d’Oliver Stone
La lettre d’Aristote à Alexandre sur le gouvernement des États
Une longue lettre d’Aristote parvient à Alexandre entre la fin de 330 et le printemps de 327, sans doute dans l’hiver 328-327 quand se préparait l’expédition insensée contre l’Inde et que Kleitos ivre lançait au roi ses quatre vérités. Cette lettre de 25 pages, nous ne la connaissons que par un texte arabe du VIIIe siècle, lui-même traduit du syriaque, ce dernier étant traduit d’un texte grec hellénistique plus ou moins commenté. En voici quelques extraits :
« Le régent doit réunir en lui deux qualités qui font partie des plus grandes et des plus considérables : il faut qu’il soit aimé du peuple et admiré de lui pour ses actions.
Garde-toi de prêter l’oreille, quand il s’agit des Grecs, aux dénonciations du délateur qui voudrait les ruiner à tes yeux. Ne te laisse pas aller à la colère contre eux si tu apprends que certains essaient de rivaliser avec toi ou désirent t’égaler en dignité et en grands desseins.
Ne froisse pas autrui par un ordre qui ferait de toi, non un régent, mais un maître, non un roi, mais un tyran détesté. Certains pensent qu’il est sans importance que le souverain soit abhorré et qu’il n’a pas à se plier à la loi : c’est là évidemment tout gâter.
Il serait bon, à mon avis, pour ton autorité, et cela contribuerait à affermir ta réputation et ta grandeur, que tu fisses transférer [l’élite de] la population de Perse… en Grèce et en Europe…, au moins les détenteurs d’honneurs et de puissance.
Je sais bien que ton esprit aspire aux expéditions militaires et à d’autres actions auxquelles tu penses intensément et auxquelles tu es préparé. Mais garde présents à la mémoire les malheurs infligés au genre humain par les revers de fortune et par l’adversité.
Ton pouvoir suprême sera plus glorieux et plus honorable si tu t’attaches au bien-être du peuple. Exercer le pouvoir sur des hommes libres et nobles vaut mieux que de dominer des esclaves, même en grand nombre.
Sache que tout atteinte à leur dignité est plus cruelle pour les hommes libres qu’une atteinte à leur fortune et à leur corps. Car ils donneraient volontiers leur fortune et à leur corps pour conserver intactes leur noblesse et leur dignité.
Sache qu’il est trois choses par lesquelles on laisse une belle mémoire et une vaste gloire. La première, c’est une bonne législation, comme celle qu’avaient conçue Solon et Lycurgue ; la seconde c’est la science de la guerre et des combats, comme celle qui a rendu fameux Thémistocle et Brasidas ; la troisième, c’est la fondation de cités. Car bien des hommes qui bâtirent des cités y acquirent de la gloire, et leur souvenir s’est répandu au loin. Tu as acquis toi-même une belle expérience militaire. Il convient maintenant que tu tâches d’acquérir les deux autres qualités, et notamment que tu réfléchisses sur la législation et la construction des cités et sur leur bien-être.
Souviens-toi que les jours passent sur toute chose, estompent les actions, effacent les œuvres et font mourir le souvenir, à l’exception de ce qui fut gravé dans le cœur des hommes par l’amour et qu’ils transmettent de génération en génération. » (4)
(1) Victor Duruy - Histoire des Grecs XXXII, 5
(2) Edouard Will - Le monde grec et l’Orient
(3) Pierre Briant - Alexandre le Grand
(4) Traduction de Paul Faure in La Vie quotidienne des armées d’Alexandre - Lettre d’Aristote à Alexandre sur le gouvernement des États
Ajouter à mes favoris Recommander ce site par mail Haut de page
Cet article vous a plu, ou vous appréciez ce site : dites-le en cliquant ci-contre sur le bouton "Suivre la page" : |
Sélection d’articles de la semaine :
19 mars 2024, 12 h 03
Évangile selon saint Matthieu III, 16-17 - Aux sept coins du monde, promenade photographique et littéraire sur toutes les mers de la terre […]
Sainte Brigitte de Suède, patronne des pèlerins - Écrits de voyageurs en Terre sainte au fil des siècles, pèlerins vers Jérusalem ou simples passants - Pèlerin d’Orient : à pied jusqu’à Jérusalem […]
17 mars 2024, 12 h 53
Héros populaire en Europe et en Orient, Alexandre le Grand fut et il est, en Perse, un héros national. L’orgueil iranien refusa de voir un conquérant dans son vainqueur et fit couler dans ses veines le sang royal des Kéanides. […]
René Descartes - Le discours de la méthode - Aux sept coins du monde, promenade photographique et littéraire sur toutes les mers de la terre […]
15 mars 2024, 12 h 58
Matthieu Paris est un moine bénédictin anglais du XIIIe siècle. Historien et chroniqueur, il rédige la Chronica Major, une monumentale histoire du monde depuis les origines jusqu’à 1259, l’année de sa mort. À la British Library se trouve une carte qu’il a dressée en 1253 et qui indique, à destination des voyageurs, les différentes routes et variantes pour le voyage à travers l’Europe et jusqu’en Terre sainte. Il détaille aussi l’itinéraire jusqu’à Rome. - Via Francigena : à pied jusqu’à Rome […]
14 mars 2024, 12 h 23
Chiraz : une ville de province écrasée de soleil - Voyage en Iran, au pays des mollahs et des femmes voilées - Alexandre le Grand et l’Orient - Les conquêtes du Macédonien depuis la Perse jusqu’en Inde - Voyage au bout du monde et fusion entre les cultures - Hellénisme […]
Le voyage en Terre sainte du XVIe au XVIIIe siècle - Pèlerin d’Orient : à pied jusqu’à Jérusalem […]
Extraits de ’Pèlerin d’Orient’ - récit d’un voyage à pied jusqu’à Jérusalem […]
11 mars 2024, 17 h 33
Épouses, courtisanes, concubines et prostituées : par rapport à la mère de famille, la courtisane incarne la licence : elle s’affiche partout, dans les lieux traditionnellement réservés aux hommes et elle est de toutes les fêtes, de toutes les beuveries […]
10 mars 2024, 12 h 47
Diaporama de Suisse (1) d’un voyage à pied de Paris à Rome, cheminement contemporain sur la route des pèlerins d’autrefois - Via Francigena : à pied jusqu’à Rome […]